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Cet outil d’évaluation du socle commun a été simplifié par Vincent Peillon qui se refuse à le faire disparaître. Au-delà de son caractère parfois ubuesque, cette « usine à case » cache une vision 
de l’école utilitariste et dangereuse.

C’est devenu le cauchemar de beaucoup d’enseignants de primaire et de collège. Trois initiales qui provoquent agacement, sourire moqueur et polémique. Le « LPC », ou « livret personnel de compétences », ne trouve plus beaucoup de défenseurs. Généralisé à tous les collèges depuis 2009, après avoir été introduit en primaire l’année précédente, « l’usine à cases », comme on le surnomme dans les salles de profs, est plus que jamais sur la sellette. « Outil bureaucratique », « vision utilitariste de l’école », « jargon incompréhensible »… Les avis peu amènes pleuvent sur le LPC dont beaucoup d’enseignants, qui en sont revenus, espèrent la suppression pure et simple, à la faveur de la refondation de l’école initiée par Vincent Peillon.

Créé dans la foulée de la loi d’orientation de 2005, le LPC est chargé d’évaluer, en trois « paliers » (CE1, CM2 et fin de troisième), l’acquisition par les élèves du fameux socle commun de « connaissances et de compétences » que tout élève est censé maîtriser à la fin de sa scolarité obligatoire. Du moins, s’il veut, selon les termes de la loi, « accomplir avec succès sa scolarité et sa formation, construire son avenir personnel et professionnel et réussir sa vie en société ». Dans les faits, le livret reprend donc les sept « piliers » établis par le socle commun (lire encadré) et détaille, pour chacun, les différentes « compétences » (ou « items ») que l’enseignant est censé valider chez l’élève.

Exercice fastidieux – il y a une centaine d’items en troisième – qui vient s’ajouter aux évaluations classiques que les profs mènent, par ailleurs, dans les différentes matières. « C’était un enfer à remplir », confirme Anne, prof de français dans un collège du 20e arrondissement de Paris, où toute l’équipe a décidé de faire sans le LPC. « Il faut faire passer les évaluations à deux mois d’intervalle – les deux doivent être réussies pour valider la compétence –, le plus absurde étant que l’on doit mettre la date à laquelle cette compétence est censée avoir été acquise ! Comme si on pouvait dire le jour précis où le petit Kevin sait “s’investir dans un projet individuel”… C’est impossible. L’apprentissage se fait sur un temps long : on oublie, on reprend, etc. Cela ne peut pas se quantifier comme ça. »

De fait, cette approche pédagogique est nouvelle. Et, pour beaucoup, dangereuse. Avec le LPC, il ne s’agit plus d’évaluer la maîtrise d’une discipline mais de jauger une « compétence ». Celle-ci est souvent en lien direct avec les matières traditionnelles (français, maths, etc.). Mais parfois aussi beaucoup plus transversale, voire subjective. Autant « connaître et utiliser les nombres entiers, décimaux et fractionnaires » semblent plutôt simples à évaluer. Autant « comprendre l’importance du respect mutuel et accepter toutes les différences » ou « maîtriser la culture classique » paraissent plus compliqués, et pas seulement pour mettre une date… « En plus, ajoute Clément Dirson, responsable du Snes en Seine-Saint-Denis, le mode d’évaluation est binaire : soit c’est acquis, soit non ! Et si on estime que ce n’est pas acquis, qu’est-ce qu’on fait ? ça, le LPC ne le dit pas. De même, qu’est-ce qu’on fait quand les différents profs concernés par une compétence “transversale” ne sont pas d’accord entre eux sur le niveau d’acquisition ? »

Les compétences 6 et 7 (« sociales et civiques », « autonomie et initiative ») du livret cristallisent les reproches. « Ce sont les plus comportementalistes, note Thierry, prof en primaire à Vitry-sur-Seine (Val-de-Marne). On prise, par exemple, l’élève qui prend bien la parole en classe, comme si celui en retrait, plus timide, n’était pas “normal”. Cette manière de réduire l’humain à des attitudes jugées idéales est vraiment terrible. Elles sont idéales pour qui et pour quoi, ces attitudes ? »

La Rue de Grenelle a bien conscience de ces limites. En août dernier, l’inspection générale de l’éducation nationale a sorti un rapport pas tendre avec la mise en place du LPC au collège. Le document parle d’un « objet complexe », de « sinuosités administratives » et encore d’une « exigence nationale mal définie ». Il souligne également le caractère « disparate » de sa mise en œuvre. Il faut dire que, dans certains établissements, c’est le principal qui rempli le LPC, seul, dans son bureau. Ailleurs, c’est le prof principal, parfois l’ensemble des enseignants de troisième. Ça dépend. « Bref, cela tourne souvent au grand n’importe quoi », confirme Clément Dirson. Avec son syndicat, il a organisé, cet automne, un sondage auprès des enseignants de Seine-Saint-Denis. À la question « faut-il supprimer le livret personnel de compétences ? », la réponse a été « oui », à plus de 94 % !

Pour ce prof de français, le LPC et, au-delà, le socle commun risquent, à terme, de renforcer l’inégalité scolaire plus que de la combattre. « Par rapport aux programmes scolaires, la logique du socle de compétences réduit, de fait, le champ de ce que les élèves sont censés maîtriser à la fin du collège. Toute une série de disciplines en sont même évacuées, comme l’EPS qui est réduite à savoir nager… » Tout aussi inquiétant, le projet de créer des « écoles du socle », déjà porté par la droite, est quasiment repris tel quel par le PS. « L’idée est de recentrer les écoles primaires et les collèges estampillés “en difficulté” sur la seule maîtrise de ce socle, quels que soient les élèves qui y viennent, estime Clément Dirson. C’est ni plus ni moins que de la ségrégation scolaire. Les élèves des quartiers favorisés auront droit à tout le programme et ceux des quartiers défavorisés à un minimum vital… Or, c’est un fait que plus on fixe la barre bas, moins on monte haut ! »

Des arguments qui ont le don de faire bondir les défenseurs du socle commun. Depuis 2005, plusieurs associations pédagogiques et des syndicats, comme le Sgen-CFDT et le SE-Unsa, soutiennent ce projet et surtout l’approche par compétences. Comme le soulignait récemment, dans une tribune, Jean-Michel Zakhartchouk, rédacteur aux Cahiers pédagogiques, « les compétences, ce sont les connaissances en action » et une alternative probante au cours magistral et à l’évaluation notée. Une définition que ne renie pas Clément Dirson. « Vu sous cet angle historique, on ne peut être que pour une approche par compétences. Le problème, c’est que ce terme de “compétence” est polysémique et n’est pas du tout envisagé comme ça par les concepteurs du socle et du livret. Il ne s’agit pas de permettre à l’élève de mieux construire son savoir et sa culture mais de s’assurer qu’il sait effectuer tout une série de microtâches, souvent fragmentées, qui permettront d’assurer au mieux son “employabilité” sur le marché du travail. »

De fait, le contenu du socle commun reste largement inspiré des recommandations de l’OCDE et de la Commission européenne. « On n’est pas dans une logique pédagogique mais utilitariste, martèle le sociologue Christian Laval (1). Notre socle commun n’est qu’une déclinaison française de “l’économie de la connaissance” et ses impératifs d’employabilité prônée depuis la stratégie de Lisbonne. L’idée est que l’éducation doit être rentable et produire d’abord des gens utiles économiquement. Cette vision n’est d’ailleurs pas nouvelle. Au XIXe siècle, aux États-Unis, l’école “chrestomathique” prétendait déjà hiérarchiser les savoirs en fonction de leur utilité supposée… »

Dans ce cadre, le LPC, en cours de numérisation, pourrait bien devenir un redoutable outil de contrôle social, comme le fut en son temps le livret ouvrier. Certains enseignants le craignent. Et entrevoient, derrière, une logique économique et sociale extrêmement dangereuse. « Avec le livret, on passe d’une logique de diplôme identique et de discussion collective avec le patronat à une logique de parcours individualisé, où le jeune monnayera ces “compétences” de gré à gré avec l’employeur », redoute Clément Dirson.

Autant dire que la « simplification » du LPC – et non sa suppression – effectuée par Vincent Peillon ne satisfait pas grand monde. Tandis que les annonces successives de François Hollande, Jean-Marc Ayrault et Vincent Peillon sur le « rapprochement » souhaitable entre école et entreprise en ont franchement inquiété plus d’un. « Ce n’est pas vraiment une surprise, analyse Christian Laval, le PS soutient historiquement l’idée du socle et de l’économie de la connaissance. Avec de tels propos, ils ne font que rappeler leur soumission aux impératifs de l’entreprise. » Une soumission que les enseignants ne sont pas prêts d’accepter.

(1) Coauteur de la Nouvelle École capitaliste, La Découverte, 2011.

Laurent Mouloud

L'Humanité - Edition du mercredi 21 novembre 2012

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