La fin des métiers, la disparition de la frontière entre vies privée et professionnelle, les injonctions tyranniques au bonheur, telle est l’entreprise rêvée de la start-up nation.

À 7 heures sonnantes, l’autoentrepreneur enfile son slip anti-ondes et sort du dortoir qu’il partage avec trois de ses collaborateurs. Ou plutôt de l’espace de coliving qu’il a réservé le mois précédent sur son smartphone, deux étages au-dessus de son lieu de coworking. Sa vie tient dans sa valise à roulettes et l’ordinateur portable qu’il cale toujours sous son bras, alors qu’il vadrouille au fil des projets, là où on a besoin de ses compétences. Il est encore tôt, mais l’open space est déjà plein. Une collaboratrice lui fait une petite place sur son bureau, alors, il lui envoie un « kiff » via son téléphone pour la remercier de ce geste. Il a le temps d’aligner quelques lignes de code avant que le chief happiness officer vienne proposer une séance de méditation et communion émotionnelle autour de la machine à café. Puis il faudra travailler vite, ne s’accordant qu’une microsieste dans une bulle artificielle d’intimité, réservée de 14 h 15 à 14 h 35, dans le coin de l’open space. Car, le soir, il a une session de mentoring, forme de tutorat grâce auquel il veut développer ses compétences en marketing. Ce n’est pas une qualification, bien sûr, mais une ligne de plus à ajouter à son profil Linkedln, donc une chance supplémentaire pour que les algorithmes de recherche de talents s’arrêtent sur son nom.

L’évaluation devient permanente, par la hiérarchie et par ses pairs
Ce monde du travail, ultra-individualisé, où les statuts et les métiers ont disparu, où l’injonction au bien-être est telle qu’on dégage si on ne paraît pas heureux, où la frontière entre vie privée et vie professionnelle n’a même plus lieu d’être, est celui que nous prépare le monde des start-up. L’happycratie, le pouvoir du bonheur en entreprise, était ainsi promu à la Maddy’s Keynote, qui invitait à imaginer le travail de 2084, la semaine dernière, au Centquatre-Paris. « Chaque individu dans l’entreprise va devenir un chief happiness officer pour son collègue, expliquait Olivier Derrien, patron de Salesforce France. Car, un collaborateur heureux va être plus motivé, plus fidèle, et il va aider un client à devenir heureux. C’est une boucle vertueuse. »

Et pour optimiser le bonheur, il faut de la reconnaissance. Ce qu’a bien compris Faustine Duriez, créatrice de la start-up Cocoworker, qui propose à l’expérimentation une application mobile nommée « Kiff », mot d’argot signifiant moment de bonheur. On envoie des « kiffs » à ses collègues pour les féliciter de leurs comportements positifs. L’entreprise doit développer son intelligence émotionnelle collective, il faut de la confiance et des retours sur ce qu’on fait pour trouver du sens à son travail, « Feedback is a kiff », explique la jeune femme. Autrement dit, les collègues notent les compétences humaines – les soft skills dans le langage de la start-up nation – les uns des autres, ces « kiffs » sont affichés en temps réel et peuvent éventuellement être transformés en primes.

Sous prétexte d’apporter de la reconnaissance, l’évaluation devient permanente – par la hiérarchie, mais aussi par ses pairs –, tant sur les résultats du travailleur que sur son comportement et son intégration dans le groupe. « Comment “kiffer” son collègue lorsque l’entreprise est basée sur le culte de la performance et de la concurrence individuelle ? demande Marie-José Kotlicky, secrétaire générale de l’Ugict-CGT. Des start-up ont même inventé le concept de co-compétition ! Ce management à la Wall Street est complètement schizophrène. » La syndicaliste reconnaît que certains diagnostics posés sont justes : trouver du sens à son travail et obtenir la reconnaissance de ses pairs, c’est important. Elle ne partage pas, en revanche, les solutions proposées, véritables outils de dislocation des collectifs de travail. « D’un point de vue syndical, on a fait condamner systématiquement toutes les entreprises qui pratiquaient des évaluations comportementales, car elles sont forcément subjectives. Déjà que les salariés sont assujettis aux objectifs financiers toujours plus durs… »

En toile de fond, c’est toute notre conception du travail que la start-up nation veut changer. « La notion de métier n’existe plus. Demain, un collaborateur devra se définir par son panier de compétences », résume Bénédicte de Raphélis Soissan, fondatrice de Clustree, qui propose aux entreprises un algorithme inspiré des sites de rencontre, visant à repérer puis à faire se rencontrer compétences des travailleurs et besoins des employeurs. « Il faut faire des compétences la monnaie d’échange du marché du travail de demain, poursuit-elle. C’est la responsabilité du collaborateur, car c’est son employabilité qu’il développe. » Mettre au cœur la compétence plutôt que le métier ou la qualification revient à tirer un trait sur les grilles salariales, à ne pas reconnaître l’expérience, les diplômes acquis. « C’est une acculturation du métier, cela permet de refuser de reconnaître l’expertise des salariés sur un métier, assure Marie-José Kotlicky. Et renvoyer le salarié à son employabilité revient à lui dire que c’est sa faute s’il perd son emploi, puisqu’il n’a pas su trouver la formation adéquate. » Ce qui, selon la CGT des ingénieurs et cadres, relève de la responsabilité de l’État et de l’employeur.

Cette conception de la start-up peuplée de travailleurs sans statut, vue comme horizon idéal de l’entreprise, doit être très sérieusement questionnée, selon Marie-José Kotlicky : « N’oublions pas que la durée de vie moyenne d’une start-up est de moins d’un an et que les autoentrepreneurs touchent dans leur majorité moins de 900 euros. Est-ce vraiment le modèle économique et social que nous souhaitons ? »

L'Humanité - Vendredi, 8 Février, 2019
Pierric Marissal