Mercredi 9 Juin 2021 - https://www.humanite.fr/education-le-new-management-un-bouleversement-aussi-discret-que-profond-710040

Olivier Chartrain

Jean-Michel Blanquer transforme peu à peu le fonctionnement du système scolaire qui, de collectif et démocratique, devient de plus en plus hiérarchique et autoritaire.

Le plus grand corps de la fonction publique, c’est l’éducation nationale : qui pourrait croire que celle-ci serait un îlot préservé des bouleversements qui travaillent le corps tout entier de l’État ? Cyniquement, la crise sanitaire a été utilisée comme une formidable opportunité pour détourner les regards et appuyer sur l’accélérateur. Et, sous les cuivres ronflants de l’orchestre Blanquer – bac, Parcoursup, laïcité, protocoles –, on peine à entendre les violons des petits aménagements réglementaires, qui constituent en vérité l’essentiel de la partition. Avec le Grenelle de l’éducation, chaque mot est devenu une chausse-trappe. Autonomie, revalorisation, esprit d’équipe, coopération, mobilité, proximité… tous ces termes rabaissés au rang de slogans racontent une histoire qui n’est pas la leur.

Des directeurs transformés en contremaîtres

Un exemple ? Les évaluations des collèges et lycées. Expérimentées cette année dans seulement 12 % des établissements secondaires, elles ne font pas grand bruit. Dans un premier temps, tous les acteurs (personnels, élèves, parents…) donnent leur avis. Ensuite, des inspecteurs ou personnels de direction apportent leur regard externe. Et tout cela doit aboutir au projet d’établissement… qui sera au cœur de la contractualisation – donc du financement – entre l’établissement, l’État et les collectivités locales. C’est, en gros, le fonctionnement du privé sous contrat appliqué au public… là où les financeurs sont juges et parties ! « Ainsi, les collectivités locales peuvent impulser des orientations au service du tissu économique local, note Igor Garncarzyk, secrétaire national du Snupden-FSU (syndicat des personnels de direction), mais à rebours de la liberté et de l’émancipation des élèves », à travers le pilotage des formations proposées.

Dans le genre, le catalogue est épais. La transformation envisagée des directeurs d’école en contremaîtres dotés d’une autorité hiérarchique, qui ruinerait toute idée de collectif de travail, est l’une des plus connues. La part de plus en plus grande accordée aux primes, y compris dans le cadre de la dernière pseudo-revalorisation, est aussi fort mal ressentie par les enseignants. Ils y voient, à juste titre, un facteur d’inégalités et un moyen de pression à leur encontre. Tout comme la multiplication des « indemnités pour mission particulière » : au lieu de donner du temps et des moyens pour accomplir telle ou telle mission (ateliers, coordination, projets…), on verse un petit complément de rémunération. Au choix du chef d’établissement ou de la hiérarchie.

Le savoir-faire managérial suffit…

Une autre illustration, plus récente, est le projet de faire des chefs d’établissement les évaluateurs de leurs… adjoints, avec des conséquences sur la mobilité et la rémunération. « Le respect du contradictoire n’est plus garanti » dans l’évaluation, dénoncent en chœur le Snupden, la CGT éduc’Action et le Snalc. En clair, comment collaborer, travailler ensemble en confiance si je sais que c’est de toi que dépendent mon salaire et ma carrière ? Encore un « détail », un petit décret passé inaperçu en juin 2020 : désormais, un concours de recrutement des personnels de direction sera spécifiquement ouvert pour des personnes « justifiant d’une expérience professionnelle managériale dans le secteur privé ou associatif ». Plus besoin d’avoir été devant des élèves pour diriger un établissement, le savoir-faire managérial suffit…

Ça tombe bien : cette volonté d’imposer, dans le champ du secteur public, les méthodes et même les personnes du secteur privé, c’est ce qu’on appelle le « new public management ». Comme si vendre des chaussettes et avoir la responsabilité de l’avenir de centaines de jeunes pouvaient être placés sur le même rang. Ce n’est pas un hasard, non plus, si les personnels de direction et toute la hiérarchie intermédiaire sont au cœur de ces évolutions : c’est qu’il s’agit avant tout, dans la conception très verticale du pouvoir blanquérien, de disposer d’une armée de courroies de transmission dociles, nécessaires pour imposer sur le terrain les décisions prises en haut, souvent ressenties « en bas » comme absurdes et déconnectées de la réalité. Y compris – comme au Mans – au prix d’une certaine brutalité et d’une montée en flèche de la souffrance au travail : ce n’est plus un tabou, dans l’éducation nationale, d’évoquer une évolution « à la France Télécom », en référence aux nombreux suicides dont l’ancien PDG de l’entreprise, Didier Lombard, avait eu à répondre devant les tribunaux. « On perd le fonctionnement collectif et la responsabilité, commente Igor Garncarzyk, au profit de l’individualisation et de la hiérarchisation des cadres. Mais, est-ce que l’éducation nationale méritera encore ce nom dans les années à venir ? » O. C.